Italie : les fantômes du fascisme
par Antonio Tabucchi

Le Monde, Vendredi 19 octobre 2001

J'ai l'impression que l'Italie va à la dérive. Et à cette dérive politique, représentée par un gouvernement à fort pourcentage d'ex-fascistes et par un premier ministre à la tête d'un empire économique dont la provenance n'a jamais été révélée, propriétaire de presque toute l'information italienne, s'ajoute une dérive idéologique. Elle trouve aujourd'hui son point culminant dans une déclaration du président de la République. Carlo Azeglio Ciampi a prononcé, dimanche 14 octobre, pendant une cérémonie sur la Résistance dans un village proche de Bologne, des mots que je considère comme inadmissibles pour une République née de l'antifascisme telle que l'Italie.

S'estimant peut-être protégé par le fait qu'il a participé à la Résistance, il a affirmé : "Nous avons toujours en tête, dans nos activités quotidiennes, l'importance de la valeur de l'unité de l'Italie. Cette unité dont nous sentons qu'elle est essentielle pour nous, cette unité qui, aujourd'hui, à un demi-siècle de distance, était, il faut bien le dire, le sentiment qui anima nombre des jeunes gens qui firent alors des choix différents et qui les firent en croyant servir d'égale façon l'honneur de la patrie." A travers une circonlocution de l'ordre de l'euphémisme - "des jeunes gens qui firent des choix différents" -, le président italien ne peut que se référer aux fascistes nazis de Salo, c'est-à-dire à ces personnes qui se rangèrent militairement du côté ! de Mussolini et de Hitler après la reddition de l'Italie.

Je ne sais dans quelle mesure Ciampi a participé à la Résistance : s'il veut écrire ses Mémoires, les historiens les prendront en considération pour évaluer l'importance effective de cette participation. Mais cela présente un intérêt tout à fait secondaire. La question n'est pas là.

La question est que Ciampi ne peut pas se permettre de dire ce qu'il veut, parce que du haut de ses fonctions, en fournissant des informations erronées aux jeunes gens et aux citoyens, et en particulier à ceux qui n'ont pas eu accès à l'étude de l'histoire, il désoriente gravement une opinion publique italienne déjà fortement déboussolée.

Déclarer que ceux qui avaient choisi le fascisme nazi étaient animés par un sentiment de l'unité de l'Italie est un grossier faux historique. La République de Salo, née après le 8 septembre 1943 (date de l'armistice demandé par l'Italie aux Alliés), fut un Etat fantoche créé par les nazis du nord de l'Italie, plus ou moins dans les mêmes zones qui sont aujourd'hui aux mains du parti séparatiste de la Ligue. Et l'idée que ce petit Etat fantoche et artificiel, forteresse du fascisme nazi, ait tendu à l'unité de l'Italie revient à dire que le régime de Vichy aspirait à l'unité de la France. Quant à affirmer que les "républicards" (terme dépréciatif par lequel étaient désignés les adhérents à la République de Salo), brigands et serviteurs des nazis, auteurs de massacres, tortio! nnaires et bourreaux, avec des symboles de mort bien explicites sur leurs uniformes, ont cru servir "l'honneur de la patrie", c'est une déclaration qui déprécie, jusqu'au vulgaire, l'idée de patrie et le concept d'honneur.

Ciampi invoque la présumée bonne foi en spécifiant que certains jeunes gens firent de "mauvais choix" et en laissant entendre que ces choix sont à absoudre parce qu'ils furent faits de bonne foi. Avec un même raisonnement, quelqu'un pourrait en arriver à absoudre les terroristes de Ben Laden, qui ont sans doute été animés par la "bonne foi" et même par une trop bonne foi.

Lundi 15 octobre, quand la nouvelle du discours de Ciampi est arrivée à Paris, le juriste Antonio Cassese concluait, dans un amphithéâtre de la Sorbonne, son cours donné dans le cadre de la chaire internationale de recherche Blaise-Pascal par un débat sur la justice pénale internationale qui réunissait Robert Badinter, Philippe Kirsch, "père" du statut de la Cour pénale internationale, et le président du Tribunal international de La Haye, Claude Jorda. Durant la pause, tandis que je discutais dans la cour avec les nombreux étudiants présents, je leur ai lu les paroles du président de la République italienne. Ils m'ont regardé avec stupeur. L'un d'entre eux m'a conduit devant la plaque commémorative de la cour d'honneur. On y lit, au-dessous d'une longue liste de noms : "Aux professeurs et aux étudiants tombés pour la France, 1939-1945." ! L'unité de la France est là, dans les noms des personnes de cette plaque commémorative, et non dans les noms de ceux qui furent leurs assassins. Et si Jacques Chirac venait raconter à ces étudiants que les collaborateurs ou les policiers de Vichy avaient quoi qu'il en soit agi pour l'honneur de la patrie, il se ferait copieusement siffler.

En Italie, personne ne siffle. Le "blanchissage" de Salo a commencé depuis longtemps. De son initiateur, le député ex-communiste Luciano Violante, on disait qu'il avait l'ambition de devenir chef de l'Etat et qu'il devait pour cela conquérir la sympathie de la droite au Parlement. Mais Ciampi est déjà président de la République, la sympathie de la droite lui est acquise, il a de fait été élu à l'unanimité, et la droite, y compris les ex-fascistes, est enthousiaste à son égard (le premier à exulter à la suite de ses paroles a été le ministre Mirko Tremaglia, ex-"républicard").

Avec ses imprudentes paroles, le président de la République oublie que les fascistes nazis ne sont pas les Assyro-Babyloniens disparus depuis quatre mille ans : ils sont au contraire encore présents en Europe sous les diverses formes du néo-nazisme, et d'ailleurs le Parlement italien déborde d'ex-fascistes.

Je me rends compte que l'Italie est faite d'"ex": ex-partisans, ex-fascistes, ex-communistes. Il serait bon toutefois que le président de la République se souvienne qu'il n'est pas encore un ex-président, et qu'il fasse donc son métier de président, qui consiste à garantir les institutions italiennes.

Jusqu'à présent il s'est montré très diligent à signer les lois "sud-américaines" de Silvio Berlusconi (surtout la loi sur les commissions rogatoires internationales, qui a suscité un scandale en Europe). D'autres textes se profilent à l'horizon, des lois qui, à mon avis, feront tôt ou tard de l'Italie un cas anormal dans l'Europe unie.

Quant à l'unité du pays, à laquelle Ciampi semble tant tenir, je ne m'explique pas pourquoi, quand Berlusconi lui a présenté son gouvernement, il n'a formulé aucune objection contre Umberto Bossi comme ministre des réformes institutionnelles. L'Italie a aujourd'hui un président de la République qui, pour défendre l'unité de son pays, en vient à exhumer ceux qui, entre 1943 et 1945, firent les pires choix, et un ministre des réformes institutionnelles qui voudrait créer une République de Padanie indépendante. Que l'Europe aide l'Italie !


Antonio tabucchi est écrivain. Traduit de l'italien par Bernard Comment. © Antonio Tabucchi/"Le Monde".




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